Les questions liées à la place qu’occupait la femme dans la société saharienne préhistorique et son rôle sont longtemps restées subsidiaires, voire mises à la marge par le plus grand nombre des travaux archéologiques. Si les fouilles scientifiques livraient peu d’éléments qui permettaient d’attribuer avec une certaine exactitude une tâche à l’un des deux sexes, l’art rupestre, lui, peut fournir aux chercheurs des éléments déterminants pour faire valoir la place de la femme saharienne dans son environnement.
Mais comment les chercheurs peuvent-ils distinguer la femme de l’homme dans des dessins qui datent de plusieurs milliers d’années ? Quelles sont les méthodes employées pour arriver à connaître le rôle de la femme saharienne restée dans l’ombre depuis la période préhistorique ? Hassiba Safrioun, maître assistante à l’Institut d’archéologie de l’université Alger 2, détient les réponses à ces questions. Cette chercheure travaille depuis 6 ans sur un projet de recherche, qui a pour thème : l’image de la femme dans l’art rupestre saharien. «C’était le thème sur lequel j’avais travaillé pour l’obtention de ma licence. Je l’ai également retenu pour mon magister, et maintenant pour ma thèse de doctorat», relate la chercheure. Elle explique par ailleurs que l’art rupestre recèle des messages, souvent difficiles à interpréter.
Et dans certains dessins, il est même compliqué d’identifier les figures dessinées sans les moyens adaptées. Aujourd’hui, l’art rupestre réclame l’intégration de différentes branches de la médecine dans les travaux de recherches archéologiques pour arriver à des conclusions plus claires et des résultats plus fiables et précis. «Mon travail de recherche est axé sur l’image de la femme dans l’art rupestre saharien. Il y a lieu de noter que c’est la première étude académique qui met en lumière la place de la femme dans la société saharienne préhistorique. La particularité de cette recherche consiste à faire associer la médecine, plus particulièrement la gynécologie obstétrique, l’anatomie et la neurologie dans l’interprétation de certaines gravures et certains dessins.
La complexité des peintures et gravures rupestres m’a incitée à solliciter l’aide de ces spécialités afin d’arriver à des résultats plus précis concernant la culture et le rôle sociétal de la femme dans la société saharienne préhistorique à travers l’art rupestre saharien», explique Mme Safrioun. La spécialiste fait savoir qu’il est très difficile pour un chercheur de déceler le message véhiculé dans un dessin rupestre (peinture ou gravure). Le défit est encore plus grand dès qu’il s’agit de distinguer l’image de la femme de celle de l’homme.
Car, dans la majorité des cas, il n’existe aucun signe morphologique et anatomique dans l’art rupestre indiquant qu’il s’agit bien d’une silhouette féminine. «Quelquefois, les formes féminines sont totalement absentes. A l’aide des données que nous fournissent les spécialistes en gynécologie obstétrique et ceux en anatomie et en neurologie, nous avons pu créer une base de données et de références qui va nous permettre de distinguer avec fiabilité et plus de certitude le sexe d’une figure rupestre», enseigne-t-elle.
Des résultats plus fiables
C’est la première fois qu’on met au grand jour la position de la femme dans la société saharienne préhistorique grâce à une étude académique de l’art rupestre fondée essentiellement sur une approche scientifique. L’art rupestre n’a jamais été considéré auparavant — comme l’indiquent certains livres — en tant que vestige digne d’attention et d’estime.
Selon la chercheure, jamais une approche scientifique se focalisant sur la femme n’a été appliquée dans les travaux archéologiques en Algérie. «Il convient de préciser que cette approche a été adoptée auparavant par le médecin gynécologue et préhistorien français Jean Pierre Duhard dans son travail de recherche sur les Vénus en 1993. En effet, grâce au travail de M. Duhard, on a pu comprendre que la forte corpulence des figurines de ces femmes préhistoriques représentait la fécondité et non pas l’opulence.
De mon côté, j’ai recouru à la même approche, grâce à laquelle je suis parvenue à élaborer une base de données très fiable et très scientifique en intégrant bien évidemment les caractéristiques et les critères spécifiques à l’art rupestre saharien», instruit-elle en ajoutant que M. Duhard a pu lire grâce à son approche non seulement le sexe du sujet, mais aussi son histoire biologique et physionomique — l’âge de grossesse, si le sujet (la femme est omnipare ou multipare : c’est-à-dire si elle a fait plusieurs grossesses ou une seule), si elle a allaité ou pas (selon la forme des seins), etc.
Dans ces peintures qui ornent les rochers sahariens, l’image de la femme est particulièrement spécifique. Sa corpulence est différente à celle de la femme occidentale. Le corps de la saharienne est fort, robuste, musclé et ses formes sont parfois inexistantes. Par exemple, on retrouve des peintures où la femme est mise dans des scènes de chasse, et sans cette nouvelle approche l’erreur est quasi assurée. Sachant que dans les anciennes bibliographies la chasse et la danse sont des activités qui étaient attribuées exclusivement à l’homme.
Or, des femmes étaient bien présentes sur ces peintures. «On y trouve aussi des scènes de différentes positions d’accouchement chez les femmes sahariennes — proto-Berbères installés au Sahara il y a de cela 3000 ans dans le Tassili et le Hoggar. Les dessins nous permettent également de connaître le rôle de la femme dans la vie politique, dans les relations sociales ainsi que dans la vie religieuse de l’époque préhistorique», précise Mme Safrioun. Elle explique par ailleurs que même si la recherche archéologique a donné l’occasion aux chercheurs de reconstituer la vie matérielle des sociétés du temps passé, il est par contre impossible de déterminer leurs tâches quotidiennes.
C’est pourquoi l’art rupestre avec ses différentes techniques de peintures et de gravures est considéré comme étant une fenêtre ouverte sur le passé social, politique, spirituel et rituel de ces populations. «Seul l’art rupestre nous permettra de relater le vécu de ces sociétés. C’est le Hollywood de la préhistoire», ajoute-elle. Une fois que le chercheur arrive à établir la distinction entre l’image de la femme et celle de l’homme, il entame alors son enquête sur le rôle de ces figures minutieusement tracées sur les rochers du grand Sahara. «Lorsqu’on arrive à déterminer les images de la femme saharienne, on aura donc la possibilité d’attribuer avec fiabilité son rôle dans sa société.
A ce moment-là, surgira une foule de questions restées longtemps sans réponses : est-ce que la femme saharienne pratiquait la chasse ? Jouait-elle un rôle dans la vie politique ou pas ? Quelle était sa place dans la société ? La culture matriarcale qui existait un peu partout dans le monde dans la période néolithique est-elle arrivée dans la région saharienne ? Et le matriarcat qui domine actuellement la société targuie est-il un héritage de la préhistoire ? L’art rupestre répondra certainement à toutes ces questions», soutient Mme Safrioun.
Par ailleurs, la chercheure indique que l’art rupestre saharien est passé par quatre périodes différentes datant de 10 000 ans à 1500 ans : la première période est celle des têtes rondes. On remarque dans ces représentations que la tête des êtres humains est symbolisée par un cercle. Ensuite vient la période bovidienne caractérisée par des scènes de troupeaux de bœufs, des scènes de chasse et l’émergence de l’activité pastorale. La période caballine, quant à elle, est marquée par le l’abondance des images de chars tirés par des chevaux.
A cette époque, la région a connu un changement climatique important : la désertification. Et, enfin, la période des camélidés caractérisée par des représentations de chameaux. «La femme est présente dans l’art rupestre appartenant aux quatre périodes. Sa physionomie, sa place, son rôle et même ses habits diffèrent d’une période à l’autre. La femme occupait-elle une place importante dans son environnement ? C’est ce que je tente de savoir à travers cette étude basée sur une approche scientifique en conjuguant des spécialités différentes pour briser enfin le mystère de l’art rupestre saharien», conclut la chercheure. Dans ce type de recherches, ce sont les sciences humaines qui sollicitent les sciences exactes.
Aujourd’hui, les sciences humaines font appel à divers domaines de la science dite technique pour acquérir plus de précision et de rigueur dans l’interprétation des choses. Aussi, elles s’appuient sur des outils informatiques pour faciliter l’accès à toutes les données indispensables à la recherche. Et cela pourra permettre aux chercheurs de déconstruire ce présupposé qui assigne à la femme des tâches limitées seulement aux soins des foyers et des enfants, alors que depuis l’antiquité la femme était déjà l’égale de l’homme.